Réponse au point de vue de Bernard Kalaora "Université : l'échec programmé d'une réforme", paru dans Le Monde du 17 février 2004

Réponse au point de vue de Bernard Kalaora "Université : l'échec programmé d'une réforme", paru dans Le Monde du 17 février 2004

Cher Collègue,

Sur le conseil enthousiaste d'un de mes collègues, je viens de lire votre article, Université : l'échec programmé d'une réforme, paru dans Le Monde du 17 février dernier. Permettez-moi de vous dire d'emblée que je suis en total désaccord avec vos propos, à mon sens profondément démobilisateurs. Sans analyser à aucun moment le contenu de la réforme, vous vous contentez de termes particulièrement désobligeants: «[Les enseignants] sont devenus les complices d'un système bureaucratique», «une régression généralisée», «l'infantilisation à tous les niveaux», «une monnaie de singe, un trompe l'œil, une hypocrisie bien française dont les seuls gagnants sont les 'apparatchiks' d'un système universitaire français qui n'a rien à envier aux anciens régimes communistes». Quant aux étudiants, ils auront droit à un diplôme qui «loin de garantir un métier, débouchera sur une plus grande précarisation, plus d'inégalités et de ressentiments, avec l'impression d'avoir été floués sur la marchandise, et ce encore plus lorsque le public est issu de milieux défavorisés attendant d'un diplôme un statut social et professionnel». Merci en tout cas de nous (vous) tirer dans le pied. Avec le couplet obligé (comme les figures imposées, en patinage artistique) relatif aux «étudiants issus des milieux défavorisés», vous proposez tous les ingrédients nécessaires pour envoyer les étudiants dans la rue. Ils viendront prendre le relais des lycéens qui défilent en ce moment. A qui le tour ensuite ?

Je préfère ne pas m'en arrêter là et tenter de vous répondre de la façon la plus brève possible, car votre article, qui a été lu, est fondé sur une vision à mon sens totalement déformée de la réalité de la réforme LMD.

En premier lieu, le LMD, c'est la mobilité des étudiants au niveau européen. Bien entendu, pour vous, «une minorité seulement d'étudiants pourra suivre un enseignement dans un autre pays». Permettez-moi de vous dire qu'une telle minorité existe déjà : elle s'appelle Erasmus, il suffit de vous informer, des films ont même été tournés sur cette catégorie d'étudiants. Le LMD, déclinaison française de la Construction de l'espace européen de l'enseignement supérieur, a pour seul objectif d'étendre ces dispositifs, par l'intermédiaire des crédits ECTS : ces derniers permettront précisément de faciliter la reconnaissance mutuelle des diplômes entre pays européens. Alors que, jusqu'à maintenant, cette reconnaissance intervenait au coup par coup, au cas par cas.

En deuxième lieu, le LMD, c'est la lisibilité du système français d'enseignement supérieur. Dans le cas français, quelle est la signification de fond de cette réforme ? Il faut pour cela remonter à la loi Faure qui, après les événements de mai 1968, a défini les structures de l'université française telles que nous les connaissons. Depuis, près de quarante années se sont écoulées pendant lesquelles ont été créés de nouveaux diplômes, de nouvelles filières,… qui progressivement ont conduit à l'émergence d'un système totalement opaque, dont la compréhension n'était véritablement accessible qu'à quelques rares initiés. Avec le LMD, on a donc changé la vitrine, et c'était passablement nécessaire, car qui pouvait véritablement s'y retrouver dans les DEUG, DEUST, DUT, licence, maîtrise, IUP, DEA, DESS,… et j'en oublie certainement ?

Dorénavant, la référence sera le L ainsi que le M. En définissant à bac+3 et bac+5 les deux grades que sont la licence et le master, l'objectif du LMD consiste à cadrer le fonctionnement d'ensemble de notre système universitaire en fonction de ces deux grades. Une sorte de dénominateur commun à partir duquel les autres éléments vont progressivement se définir, pour développer, construire, élaguer, simplifier notre système d'enseignement supérieur. Les changements sont seulement en cours, car l'horizon fixé par le processus de Bologne est 2010. Certes le temps passe vite, mais nous n'y sommes pas encore.

Pourquoi également ce nouveau grade à bac+3 ? Parce que, précisément, il correspond à un niveau d'insertion professionnelle qui a un sens dans le monde dans lequel nous vivons. Aujourd'hui la licence est à sa façon l'équivalent du bac d'autrefois, qui est lui-même l'équivalent du BEPC d'encore plus loin dans le temps.

Avec la définition de l'offre des universités en termes de L et de M, on est donc en train de réaménager la vitrine. Et c'est déjà beaucoup. Vous n'êtes pas sans savoir que les discussions à l'intérieur des universités ont été nombreuses. Elles sont peut-être pour vous de la parlotte. Sachez qu'elles permettent à des enseignants de disciplines différentes de dialoguer, de mieux se connaître, de diffuser une nouvelle culture (l'évaluation des enseignements et des formations, pratique courante et «naturelle» à l'étranger, était ainsi, en 2002, un mot pratiquement inconnu chez nous et, quand il l'était, considéré comme «inadmissible»).

En troisième lieu, il reste en fait l'essentiel : à savoir la rénovation pédagogique. Au-delà de la vitrine, il faut également et surtout réaménager le magasin lui-même : c'est là l'objet de la suite de ce processus de réforme qui, ne vous en déplaise, n'en est qu'à ses débuts. Cette troisième strate de la réforme passe par la pluridisciplinarité, la rénovation des cursus, des enseignements (en fonction notamment des objectifs professionnels du cursus L), l'évaluation et tout ce qui tourne autour de l'accompagnement de l'étudiant. Sur ces différents points, le problème est que l'on ne peut pas faire passer instantanément, par le truchement d'un texte «bureaucratique» à vos yeux, une modification des mentalités, une modification de la façon dont les enseignants voient les finalités de l'enseignement universitaire.

Jusqu'à présent, l'enseignement universitaire français a été profilé pour des études allant jusqu'à bac+5 (minimum), l'essentiel étant de se «reproduire» (cf. Bourdieu) en devenant professeur des universités. Il s'agit maintenant d'inventer, d'innover, de développer des formations à bac+3 dignes de ce nom, c'est-à-dire qui permettent une insertion professionnelle à ce niveau (le public concerné s'élève à plus d'un million d'étudiants).

Jusqu'à présent également, les réformes venaient d'en haut, étaient parachutées par Paris, et le sport national consistait à contourner les réformes «parisiennes». Maintenant, la règle du jeu est différente : il a été demandé aux universités de proposer leur propre projet d'offre de formation. A nous universitaires de retrousser nos manches. Sous contrôle ensuite de la tutelle pour recadrer les différents projets, cela ne me paraît pas excessif, et me paraît même aller de soi.

La réforme sera ce que nous en ferons, ce que vous en ferez. Ne tirez pas sur une ambulance, participez aux opérations de sauvetage, pendant qu'il en est encore temps. Les universités américaines qui s'installent en Europe, l'enseignement à distance, sur tous ces points, nous sommes distancés. Soit nous coulons dans les prochains temps, soit nous réagissons. C'est là pour moi depuis avril 2002 le sens de la réforme LMD, dont vous prévoyez «l'échec programmé». Et je ne pense pas être le seul de mon espèce. Excusez-moi d'être brutal : prenez seulement le temps de vous informer. Lisez les textes d'avril 2002 : ils définissent le socle d'une université différente de celle que nous avons connue jusqu'à maintenant. Car le monde change. Et il est temps de nous adapter, voire d'anticiper les changements en question.

Dans le mode de fonctionnement médiatique de la société française, un article tel que le vôtre aura pour seule de conséquence de fédérer tous ces mécontents qui ne connaissent pas les textes ou ne disposent que d'une lecture partielle ou partiale. Cela permet de faire défiler les gens dans les rues, avec télévision à l'appui et micro-trottoir dont on peut écrire par avance le contenu : «C'est la fin de l'université française», «on veut la marchandiser», «c'est la fin du service public de l'enseignement à la française». Tout cela, on l'entend depuis des lustres, et relève d'un catastrophisme inutile autant que non fondé. Pour finir, j'ai juste envie de vous demander : que proposez-vous ?

Jean ARROUS

Professeur à l'université Robert Schuman Strasbourg 3

Directeur du SCUIO

Membre du Comité national de suivi du cursus master

Vice-président du CEVU (jusqu'en septembre 2003)

Responsable de la réforme LMD (jusqu'en septembre 2003)

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