Publié le 20 mai 1999
A l'occasion du 40° anniversaire de la Conférence des Recteurs Européens (qui réunit les équivalents en Europe de notre CPU), le Ministre de l'Education a prononcé un discours dans lequel il détaille sa conception de l'europe universitaire et du processus entamé par le colloque de la Sorbonne.
(20 et 21 mai 1999 - Bordeaux)
Après beaucoup d'années d'incertitudes, de volonté, de ténacité, nous avons réussi à construire un espace économique européen avec une monnaie unique dans lequel peu à peu tous les pays européens s'inscriront. Naturellement, certains disent : "après l'Europe monétaire, il faut bâtir l'Europe politique". Mais cette Europe politique n'est pas si facile à construire. Parce que si nous voulons aller plus loin, il faudra accepter de vrais partages de souverainetés. Comment faire naître un exécutif européen sans affaiblir les nations ? Si nous avions déjà avancé dans cette direction, peut-être un certain nombre de désordres en Europe auraient pu être évités. Il serait bon également que nous construisions un espace commercial européen. Les Etats-Unis, comme vous le savez, ont des dispositions qui leur permettent de fermer leurs frontières à n'importe quel produit en trois jours. Et ils ne se privent pas de le faire lorsqu'ils estiment que leur intérêt national est en jeu. Nous n'avons pas de telles dispositions, qui seront de toute façon, difficiles à prendre. En attendant, cette Europe qui avance tous les jours davantage est très difficile à faire fonctionner à quinze. J'arrive de Bruxelles, d'un Conseil européen de la Recherche ; on y passe beaucoup de temps à corriger des communiqués, des mots, des formules. Quand on veut vraiment avancer, à cause de la règle de l'unanimité, c'est très compliqué. Il faudrait mettre en place la règle de la " majorité qualifiée " comme on dit, avec des pondérations tenant compte de l'importance des Etats. La France souhaite avancer sur ce sujet et la recherche va désormais relever de la majorité qualifiée, mais dans d'autres domaines, il y a une résistance considérable. Pendant ce temps, s'exerce une pression de plus en plus forte des pays de l'ex-Europe de l'Est qui demandent à adhérer à l'Union européenne. Ce serait, sur le plan humain, absolument inadmissible et sûrement une erreur politique de ne pas accéder à leur demande dans un délai raisonnable.
Mais si nous n'arrivons pas à bien faire fonctionner une Europe à quinze, comment cela va-t-il se passer à vingt-cinq voire trente ? Nous allons donc avoir une longue période pendant laquelle la construction de l'Europe politique avancera à petits pas. L'élargissement se fera avant que la rénovation des institutions européennes ne soit achevée : en témoignent la dernière conférence de Berlin, la réunion de Vienne, la réunion de Cardiff, toutes réunions qui étaient destinées à faire des propositions pour que l'on avance plus vite vers l'Europe politique et qui n'ont pu proposer que des avancées modestes. Pendant ces années de construction délicate de l'Europe politique et de l'Europe sociale, il faudra que nous construisions l'Europe de la culture, l'Europe de la science et l'Europe de l'éducation. Si nous formons nos élèves, nos étudiants, nos jeunes à un véritable " apprentissage " de l'Europe, alors, les obstacles hérités du passé s'effaceront tout naturellement parce que les jeunes auront acquis une culture européenne et des réflexes européens. Sans pour autant renier leur pays, ils auront compris qu'il faut dépasser le cadre purement national.
C'est pourquoi, l'année dernière, nous avons pris l'initiative, avec l'Italie, le Royaume-Uni et l'Allemagne, de la réunion de la Sorbonne sur l'harmonisation européenne. Mais, j'ai constaté que certains en Europe ne comprenaient pas ce que voulait dire cette expression. L'harmonie, c'est la finalité de l'orchestre dans lequel certains jouent du tambour, d'autres de la trompette, du piano ou du violon. Chacun son instrument, chacun une partition différente, mais il y a une " harmonie ". L'Europe, pour moi, ressemble à cet orchestre. Si l'Europe demain perdait sa diversité de culture et de réactions différentes par rapport aux problèmes que nous vivons, elle s'appauvrirait. Nous n'avons pas envie, les uns et les autres de perdre nos identités. Le système éducatif, dans chaque pays, a souvent été le fruit de luttes majeures. En France, il est né de conflits très durs avec l'Eglise catholique et la laïcité a été une conquête extrêmement importante. Dans d'autres pays, l'histoire est autre. C'est pourquoi il faut refuser toute tentative de " fabriquer " l'Europe en passant sur le ventre des nations. Le terme de convergence n'est pas excellent non plus parce qu'il signifie, en mathématiques ou en physique notamment, qu'à un certain moment on arrivera à l'uniformisation. Nous devons, en revanche, harmoniser pour favoriser les échanges, les mélanges de cultures entre les étudiants, les professeurs, et pour reconstruire cette université d'Erasme, cette université européenne qui a été cassée, ne l'oublions jamais, par les Guerres de religions. Quand je regarde la carrière de Giordano Bruno, qui a fini d'une manière horrible, brûlé à Rome en 1600, je constate qu'il a enseigné dans les universités italiennes mais aussi au Collège de France, à Genève et à Oxford. A l'époque, les enseignants se déplaçaient, Erasme parcourait l'Europe, mais, ensuite, tout s'est figé, à commencer par la France, par la Sorbonne qui s'est rigidifiée pour des raisons nationalistes et d'étroitesse d'esprit disciplinaire : refus d'enseigner le grec, les sciences naturelles, la physique, l'architecture. C'est à cause de cela qu'en France nous avons ce système dual universités/grandes écoles parce que chaque fois qu'il y avait une nouveauté à introduire cela se faisait hors de l'université. Ainsi le Muséum d'histoire naturelle a-t-il été créé comme Jardin du Roi, comme l'ont été les grandes écoles d'ingénieurs et, beaucoup plus tôt, le Collège de France parce qu'on ne pouvait pas modifier le système de l'intérieur.
Je crois donc qu'il faut favoriser un retour à la souplesse. La démarche de la Sorbonne a consisté à dire : " cherchons des niveaux qui soient des niveaux-passerelles, sans que personne n'abandonne quoi que ce soit ". Ce qui a pu induire chez certains une confusion, c'est qu'à l'occasion de cette harmonisation, l'Italie, l'Allemagne et la France en ont profité pour faire évoluer leur système national. Mais ils auraient pu le faire sans pour autant pratiquer l'harmonisation à l'échelle européenne. Notre démarche commune est simple : nous avons constaté que dans le monde, il y a le système de la thèse que personne ne conteste et un grade, le master, qui s'est développé notamment dans le monde industriel. Notre souhait est donc d'établir un niveau master, en France, au niveau bac+5. Comme vous le savez, en Allemagne et en France en particulier, et en Italie à un degré moindre, les élèves sortent plus tard de l'enseignement secondaire qu'aux Etats-Unis. L'undergraduate aux Etats-Unis est d'une durée de 4 ans. Faire un undergraduate de 4 ans, pour nous, reviendrait à admettre que notre enseignement secondaire est moins bon que l'enseignement secondaire américain ce qui n'est pas le cas. Nous avons donc choisi la licence, soit 3 ans après la sortie de l'enseignement secondaire. Les deux niveaux-passerelles se situeront donc à la licence et au master. En même temps, ce système, nous permet un rapprochement entre les universités et les grandes écoles : chacun restant soi-même, mais le transfert restant possible, les grandes écoles accédant à un grade universitaire qui est le master, et en compensation, généralisant un concours d'entrée au niveau de la licence pour les élèves venant des universités. Mais d'autres pays peuvent avoir une démarche complètement différente car ces niveaux sont des niveaux de référence, mais sans automaticité. Comme les universités sont autonomes - et dans certains pays plus que dans d'autres - elles ne seront jamais obligées de reconnaître les diplômes des autres universités. Au lieu de rechercher sans cesse des équivalences, elles fonctionneront avec des systèmes de référence, mais il n'y aura pas d'obligation. Pour favoriser la mobilité des étudiants, il nous a paru important d'organiser les études en semestre plutôt qu'en année, parce que pour certains étudiants, aller passer un semestre à l'étranger, c'est tout à fait intégrable dans un cursus alors qu'une année entière peut constituer une rupture. Nous avons donc opté pour la semestrialisation. Mais les universités peuvent faire un autre choix et s'en tenir aux unités de valeur. Toutes les tentatives pour aller au delà remettraient en cause l'autonomie des universités.
Les quatre ministres, réunis à la Sorbonne, avaient décidé qu'une rencontre aurait lieu en juin 1999 à Bologne. Entre-temps, un bon nombre de pays ont demandé à signer la Déclaration de la Sorbonne. Dans certains pays, il n'y avait pas de problème ; dans d'autres, les ministres ne souhaitaient pas la signer alors que les recteurs le souhaitaient. Bologne ne vise pas à refaire une Déclaration de la Sorbonne sous prétexte que tel ou tel pays aurait été vexé de ne pas avoir participé à la rencontre de la Sorbonne. Mais, il s'agit, cette fois, d'aller plus loin, vers la " mobilité ". L'harmonisation européenne favorise la mobilité des étudiants, parce qu'elle permet facilement de voir comment leurs cursus coïncident. Il nous faut maintenant veiller à la mobilité des professeurs ; il faut que nous arrivions en Europe à ce qu'un professeur qui enseigne trois mois à Bologne, quatre mois à Montpellier, deux mois à Leicester, vive un régime normal et pas un régime exceptionnel ! Il faut également que le paiement de ses droits à la retraite et de sa sécurité sociale continuent, que sa carrière ne soit pas interrompue et qu'il n'ait pas de démarches administratives trop complexes à faire. Il faut aussi que les universités puissent créer des cursus croisés en échangeant en bloc des professeurs pendant six mois des deux côtés. Il faut donc que chacun travaille dans son pays à réduire les obstacles administratifs. En France, par exemple, actuellement vous ne pouvez pas partir et aller enseigner librement en Italie. Vous avez le droit tous les six ans d'avoir un congé sabbatique d'une seule année à l'issue de laquelle il faut que vous rentriez. Sur ce sujet, il faudra que l'Union européenne fasse un effort, y compris en augmentant les financements.
Ce matin, j'étais en train de discuter à Bruxelles des principes des programmes de recherche et nous sommes un certain nombre de ministres à nous battre pour que le principe de subsidiarité soit appliqué, c'est-à-dire qu'on ne refasse pas, au niveau de l'Union européenne, des programmes de recherche existants dans tous les pays. Par exemple, il n'y a pas de raison que l'Europe ait un programme sur le prion puisque tout le monde le fait. En revanche, il faut que les échanges européens soient une priorité dans le financement et que ne l'on ne réduise pas les programmes comme Socratès, Léonardo, qui sont des priorités. En ce qui concerne les étudiants, si la trame des échanges est tracée, il faut des engagements un peu plus nets sur leur accueil. Par exemple, nous devrions décider que 10 à 15 % des logements étudiants dans chaque pays soient réservés aux étudiants européens. Sur ce sujet, nous pouvons prendre en commun un certain nombre d'engagements tout en préservant la souveraineté des uns et des autres.
Que se passera-t-il après Bologne ? Je pense que les gouvernements doivent progressivement s'effacer et que l'organisation doit être élaborée à votre initiative. L'impulsion, la réglementation sont des problèmes des gouvernements mais à la conférence de Bologne, les acteurs essentiels seront les présidents d'université et les recteurs. Je crois que cela permettra une transition en biseau, car la fois suivante, les gouvernements ne seront là que pour " bénir " et donner les moyens de réaliser le projet. Ce qui veut dire que vous avez besoin d'une organisation européenne de recteurs et de présidents qui devienne une structure forte, permanente, unifiée. Vous avez votre organisation. Il y en a une autre qui est la Confédération. J'ai entendu dire que vous envisagiez de fusionner. Chaque fois qu'on parle de fusion, -comme dans les multinationales, - cela pose des problèmes de réductions de personnel et des problèmes de présidents ! Quand on me dit qu'elle sera à Bruxelles, je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure idée. Il faut que ce soit une organisation indépendante de la Commission européenne. Il faut que l'organisation, si l'on veut l'autonomie des instances universitaires, soit indépendante même si elle est financée par la Commission. Tout comme la Royal Society est indépendante du gouvernement britannique alors qu'elle est financée par lui. Par ailleurs, je ne pense pas qu'il soit possible d'être en même temps président d'université en exercice et président de la nouvelle organisation. Vous serez donc obligés de fixer une règle pour que ce soient des anciens présidents qui assurent la permanence du bureau. Je crois qu'il devient extrêmement important que votre organisation soit très rapidement solide pour continuer à avancer, à resserrer vos liens, à discuter des problèmes rencontrés, et devenir ainsi des aiguillons pour les gouvernements, en dénonçant les réglementations absurdes et entravantes et en réclamant plus de moyens pour les échanges. Et, vous avancerez également sur une question importante pour l'Europe scientifique et culturelle, lorsque vous ferez naître des projets européens sur le plan de la recherche.
Hier, on disait " l'université est un centre de recherche et un centre d'enseignement " ; aujourd'hui, une université, c'est toujours un centre d'enseignement et de recherche, mais c'est également un centre de création d'entreprises et de dynamisation de l'économie. Toutes les économies modernes vont se développer dans le secteur péri-universitaire, mais j'ai beaucoup de mal dans mon pays à faire comprendre que les grands organismes de recherche doivent maintenant s'organiser dans ce contexte du péri-universitaire au sens général du terme. Le moteur de l'économie européenne ce seront les universités qui sont des lieux de création, de richesse pour les pays, de dynamisation économique, et les acteurs principaux de l'économie de demain. Je pense donc que la Conférence des recteurs et des présidents d'établissements européens d'enseignement supérieur va devenir un moteur pour l'Europe.
Voilà mon message qui ne sera pas différent du message que j'adresserai à Bologne. Encore une fois, après avoir donné les impulsions qui se propagent et gagnent en vigueur, les ministres et les gouvernements doivent se retirer sur la pointe des pieds pour laisser l'organisation aux universitaires eux-mêmes.
Dernier aspect que je voudrais développer : il me paraît important que, dans chacune de vos universités, vous fassiez un effort de communication pour que l'ensemble des professeurs soit bien conscient de ce mouvement qui ne doit pas rester celui des responsables universitaires. Je crois que les étudiants sont en train d'essayer de s'organiser à l'échelle européenne. Comme les échanges d'étudiants doivent être beaucoup plus importants, je vous suggère de réfléchir à la possibilité de réserver une partie du montant des bourses aux échanges européens. Est-ce qu'il faut que nous réservions, dans chaque pays, des sommes versées à l'accueil et non au départ puisque, si c'était au départ, cela discriminerait les pays riches et les pays pauvres ? Vous avez également votre mot à dire sur l'organisation des programmes européens. Etes-vous impliqués dans la discussion des programmes européens de recherche, alors qu'une partie importante s'y joue et s'y décide ? Autre question encore : si nous voulons utiliser pleinement la dimension européenne, il convient de féconder les petites et les moyennes entreprises innovantes par les recherches qui se font dans les universités. Pourquoi les Etat-Unis sont-ils efficaces de ce point de vue ? Parce qu'il y a un système d'information et de communication permettant qu'une petite entreprise du Massachussetts soit au courant d'une découverte faite en Californie et puisse immédiatement se greffer dessus et la développer. Nous avons à mettre sur pied un réseau européen permettant la mise en contact des universités et des entreprises par-delà les frontières.
Voilà ce que je voulais vous dire. Je sais que votre association est très ancienne puisque vous fêtez son 40ème anniversaire. Je souhaite que vous arriviez à fusionner avec vos " alter ego ", et je vous engage, si vous n'arriviez pas, par malheur, à fusionner tout de suite, à continuer vos efforts. Vous finirez bien par réaliser l'union. C'est une journée très européenne pour moi ; j'ai commencé avec le Conseil des ministres européens à Bruxelles et je vais la terminer tout à l'heure à Paris, avec le dîner du Conseil national de la science, qui se réunira demain. Nous avons déjà intégré la dimension européenne, puisque dans le Conseil national de la science, qui est le conseil scientifique auprès du gouvernement, la moitié des membres sont européens. Nous avons des scientifiques de la plupart des pays d'Europe dans ce Conseil national, qu'ils soient industriels ou qu'ils appartiennent à une organisation universitaire. Et à l'avenir, les grands organismes comme le CNRS ou l'INSERM, auront des Conseils scientifiques dans lesquels, institutionnellement, il faudra une certaine proportion de scientifiques européens. De même, il est possible simplement avec " un gentleman agreement " de faire en sorte que dans tous les jurys de thèses, il y ait un européen, ce qui se pratique déjà dans certaines disciplines et permet des transferts formidables d'idées. C'est ainsi qu'on bâtit l'Europe. Je crois que votre organisation a anticipé toutes ces évolutions : en tant qu'universitaire, je n'en suis pas étonné. Que des universitaires aient eu cette initiative il y a 40 ans, avant que les politiques n'y pensent, c'est bien. Je suis certain que c'est dans cet esprit que nous réussirons à bâtir l'Europe des universités.
Bravo et bon travail.
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